Diplômée de l’École supérieure d’art des Pyrénées – Pau Tarbes en 2017, Marion Chambinaud donne une place significative à la céramique dans son travail en exploitant de façon empirique les caractéristiques physiques de ce médium. Outre ses études à l’école d’art de Pau-Tarbes, elle a participé au laboratoire de recherche La céramique comme expérience à l’ENSA de Limoges, autre territoire historique de cette matière qui jaillit de la terre, du feu ou encore… de l’eau. Ce médium ancestral, qui a traversé de nombreuses époques, connaît un regain d’intérêt et une réinvention croissante dans le champ de l’art contemporain. Ses usages, plus expérimentaux qu’auparavant, lui confèrent un renouveau indéniable après qu’il a été longtemps considéré comme incompatible avec la radicalité de l’innovation dans la théorie moderniste. Désormais, la céramique fascine dans la mesure même où le défaut, l’informel, la cassure sont considérés comme créateurs de formes plastiques, questionnant un champ large d’enjeux et de significations.

La pièce intitulée Extension d’un four donne à voir quatre conduits de cheminées qui sont les copies en terre et papier de tuyaux en inox. Ils sont disposés autour d’un soubassement de four éteint, constitué des briques. De la suie semble recouvrir l’intérieur de ces tuyaux : serait-elle la trace de la fonctionnalité les ayant produits ou résulte-t-elle d’une étape ultérieure et indépendante dans leur finition ? Quoi qu’il en soit, le foyer, disposé au centre de l’espace d’exposition, affirme sa fonction originelle : il redevient l’espace autour duquel la communauté humaine se réunit. Sur un autre mur, on observe un petit artefact qui a été cuit en suspension afin de conserver la finesse du matériau. Cette pièce murale est-elle en grès ou est-elle une simple pellicule de rouille ? Au premier regard, cela est difficile à déterminer. Car Marion Chambinaud œuvre avec les procédés les plus originels de la céramique mais les envisage eux-mêmes comme des fins.

Ainsi,pour Extension d’un four, l’artiste a réalisé un premier moule en plâtre d’un tuyau en inox et en a fait quatre tirages en terre ; ceux-ci ont été déterminés par l’artiste à être les cheminées effectives d’un four en briques et ont été positionnés au- dessus de lui. En raison de ce placement, ces cheminées n’ont pas véritablement cuit (comme cela aurait été le cas si elles avaient été couchées à l’intérieur du même four), mais leurs conduits intérieurs ont été traversés par le feu et noircis de suie. Par ailleurs, un tissu en coton avait servi à consolider les parois de chaque pièce en terre : lors de l’estampage de la terre dans le moule (pour faire les tirages), ce tissu a été traversé par la pâte molle consistant en un mélange de faïence et de papier. La surface des pièces est irrégulière, ceci est consécutif à la retenue de cette pâte par le tissu ou, au contraire, aux légers manques à certains endroits où la main n’a pas insisté. C’est pourquoi, lors de la cuisson, la suie est venue noircir la trame du tissu en révélant les endroits que le mélange n’avait pas traversé. Le spectateur peut percevoir des zones sombres à la surface extérieure des sculptures : comme dans une révélation en négatif, les empreintes des doigts de l’artiste sont apparues.

Le petit tuyau sur un mur évoque la rouille mais provient d’une forme en tissu trempée dans du grès à l’état liquide. Un papier a maintenu l’intérieur du matériau dans une forme cylindrique. Un élément a été construit à la tête de l’objet, lui permettant d’être suspendu lors de la cuisson. Sous la flamme du four à gaz, ce tuyau est resté libre de se mouvoir dans l’air et ses légers mouvements de balancement l’ont conduit à se déformer et aussi à se désagréger dans sa partie inférieure. Le papier, ne consistant plus qu’en de fines particules de cendre, est resté en petite quantité à l’intérieur de la forme.

On remarque ainsi que si Marion Chambinaud suggère une dimension de fragilité, c’est moins en malmenant les matériaux qu’en faisant dévier les processus de cuisson, de séchage, de formation, etc. En intervenant arbitrairement dans les temporalités « convenables », elle déconstruit discrètement les protocoles de façonnage des terres cuites. Parfois, l’application du matériau à la main lui permet d’inscrire dans l’objet les traces de sa fabrication, à peine perceptibles mais effectives, manifestant une temporalité quasi-organique. Mais la confrontation de la terre avec un autre élément (le feu, l’eau) lui permet à d’autres moments de neutraliser totalement ses gestes, ou de les faire passer au second plan. Au contraire de certaines pratiques contemporaines envisageant la déconstruction de la céramique aux moyens de radicalités expressives signifiant outrageusement le refus du savoir-faire et de la fonctionnalité artisanale, les recherches de Marion Chambinaud se situent à égale distance de l’objet industriel et de l’artefact, dans une interface tangible et maîtrisée. Elle se considère à ce jour comme une bâtisseuse de surfaces fragiles, qui laissent la terre et le feu aller vers leur propres tendances, dans les limites qu’elle définit à chaque occasion d’une recherche nouvelle.

Emmanuel Latreille – 2018

Ce texte a été écrit lors de l’exposition Temps d’un espace-nuit, qui a eut lieu au FRAC Occitanie-Montpellier

La céramique est le terrain privilégié de Marion Chambinaud. Elle la teste, l’observe, l’expose à l’eau, à la fumée, au feu, sans chercher jamais à la dominer, à la contraindre. En présence de ces éléments actifs, ses gestes et ces formes laissent s’échapper la poétique brute des propriétés de ce matériau. La céramique se montre nue, sans apprêt d’émail, dans lequel on verrait son reflet derrière la vitre d’un vaisselier. La terre est sous nos yeux pour ce qu’elle est.
Marion Chambinaud moule, tourne, sculpte, décomplexée de la rigidité des protocoles d’un savoir-faire artisanal. Elle le met à l’épreuve, cherchant le point de rupture qui laissera entrer son propos. Chaque pièce, en terre crue ou cuite semble être un vestige d'un autre temps gardant les stigmates de l’élément qui l’a traversé, activé, fait réagir.
Si la céramique est son terrain privilégié, elle use aussi du ciment, du plâtre, du verre pour (nous) les révéler.

Il pourrait être vain de chercher à maîtriser l'eau. Marion Chambinaud tire partie de cet élément dans In situ et Les pots qui transpirent. Dans cette dernière pièce, de l’eau dans des pots en terre traverse la paroi de son contenant laissant petit à petit apparaître les traces de calcaire, de minéraux, les empreintes de doigts, traces de la fabrication. Un tel phénomène ne se prévoit pas. Le pot est un réceptacle et en devenant défaillant en tant qu’objet usuel, ses efflorescences le rendent actif. L’eau agit comme un révélateur permettant à la pièce d’atteindre une autonomie et de raconter son histoire. La plupart des pièces de Marion Chambinaud fonctionnent sur ce principe actif « d’auto-génération » de changements et de transformations dont elle est l’attentive instigatrice.

Le foyer est l’un des épicentres de son travail. Il est le lieu qui accueille le feu, recueille la suie et évacue une chaude fumée. Dans Cheminées, Extensions d’un four et Recueil, Marion Chambinaud "met en travail" ses productions, selon l'expression de George Didi-Hubermann, en y allumant un feu à l’intérieur. Les fours (construits du soubassement aux tuyaux d'évacuation) se cuisent eux-même. Autrement dit, elle fabrique son outil de travail, qui devient une pièce à part entière. Le feu n'est plus là, à proprement parler, dans les pièces finies. En revanche, qu'il ait pérennisé ou fragilisé la pièce, il a prit corps par les poussières, la suie, la cendre qui se sont déposées en creux au plus près des irrégularités, des rugosités de la matière.

Les résidus ne sont pas considérés comme des rebuts. Si Tuyau semble rouillé, c’est bien la cuisson qui a commencé à le calciner. La poussière et les résidus sont des preuves, car sous nos yeux a opéré/opère une évolution dont ces reliquats sont la nouvelle peau. Poussières, suies et cendres, ne sont pas présentes pour parler de l’absence, ce sont des fragilités que Marion Chambinaud récolte en tant que nouvelle matière à explorer, à exploiter. À l’image de cet aspirateur dans Insuffler, expirer, cracher qui semble avoir amplement saupoudré tout l’espace du tas de poussière qu’il devait capturer. L’aspirateur semble avoir perdu le contrôle et permet à la poussière blanche de s’emparer du lieu en ayant l’air de le figer. À n’en pas douter, avoir des pieds d'argile peut être une force.

Il y a dans le travail de Marion Chambinaud quelque chose d'étrange. L'artiste nous met aux prises avec des objets qui se dérobent. La céramique, sa matière de prédilection, semble chercher les endroits où elle s'efface : les conduits de cheminée, et autres tuyaux moulés, les morceaux de bois brûlés auxquels se retiennent des pinces en céramique à la morsure du feu, les planches sur lesquelles ont été posées des objets et dont il ne reste que de légers halos, mais aussi des bulles qui sont saisies dans la pâte, des rames où se dessinent des taches sombres, venant de la combustion dans le four et dont elle cherche le dessin. Tout semble se dérober sous nos doigts. Les objets ne sont que des repères incertains dans un univers où les points de passage et les points de contact s'aiguisent dans leur opacité.

Marion Chambinaud pousse ses objets à mouler des éléments insaisissables : la fumée, l'air qui passe dans les conduits, le feu qui vient marquer de son empreinte la matière... Elle donne une forme à ce qui n'en a pas. Elle moule ce qui échappe au moule. Raison pour laquelle les conduits sont si présents, si manifestes : lieu de passage pour des éléments, fluides, qui se marquent par leur immatérialité. Elle apporte et applique une contre-forme à quelque chose qui n'a pas de forme. Elle ose. Et elle s'impose1. Telle une Rrose Selavy, elle semble nous mettre en contact avec ce qui ne peut pas l'être. Il y a du paradoxe dans ce travail et de l'audace de tenir un projet dans un geste d'une liberté absolue et aussi d'une grande retenue. Car elle nous oblige à porter notre attention au rien. Aux bords. Aux choses qui ne se voient pas, ne se saisissent pas.

Pour le travail en cours, Le grand négatif, l'artiste pousse le geste, elle vient mouler les parties invisibles des bornes qui rythment une allée d'un petit village conduisant à un cimetière. Cette allée par l'alignement dédoublée des pierres rappelle les complexes de menhirs du Néolithique. Cette bordure est saisie par l'artiste comme la manifestation d'une survivance d'un temps ancien concentré dans la continuité de gestes et dans l'usage de la pierre dressée comme matériau. Marion Chambinaud sédimente les temps en opérant des raccourcis et des rapprochements – pierre contre pierre. D'ailleurs, cette allée avoisine un site où l'on a découvert et extrait des sarcophages issus d'une brèche volcanique. Ces échos agissants du Grand négatif à des rituels anciens et funéraires redoublent dans l'accent qu'elle porte aux cavités laissées par les pierres.

Dans les creux laissés par le vide elle installe des feux. Les parties inférieures des bornes, celles qui étaient enterrées, sont moulées. Les bornes posées à la verticale sur des socles en céramique inversent les relations entre la pierre et l'argile. Elles sont ensuite redistribuées autrement dans l'espace. La revisitation de l'objet par l'artiste les amène à une perte de signes ou du moins à une redistribution de leur place. Ce renversement provoque un questionnement de l'objet et de sa place dans la cité. L'espace public tremble. Résonne alors le geste qui fonde la démocratie athénienne - celui de Solon lorsqu'il décide de faire arracher les bornes de propriété qui sont les signes du joug subi par les paysans endettés2. Ces dettes viennent écraser le monde paysan et surtout entraver la manifestation de sa liberté. Enlever des bornes est aussi une manière de convoquer un geste ancien qui aspire à une plus grande justice sociale. A une promesse. Celle où dans des objets infimes nous puissions sentir l'écho de nos aspirations à être libres.

1. Marcel Duchamp, La Vie en Ose, poème, 1963.
2. Claude Mossé, Périclès l'inventeur de la démocratie, Paris, Payot, 2004.